1.
La mémoire
Cela commençait par la fin, toujours, et la fin c’était la mort. On m’avait prévenue.
Pas sa mort à elle. La mienne. Ma mort. Parce que c’était moi à présent.
La langue que j’employais était bizarre, mais elle fonctionnait. Elle était laborieuse, aveugle, gauche et linéaire – terriblement limitée comparée à celles que j’avais déjà utilisées – mais je parvenais, néanmoins, à y trouver de la fluidité, de l’affect. Parfois même de la beauté. C’était ma langue à présent. Ma langue « indigène ».
Grâce à l’instinct spécifique à mon espèce, je suis parvenue à me lier étroitement au système nerveux du corps, me lovant de façon irréversible dans chaque réflexe organique, jusqu’à ne faire plus qu’un avec lui.
Ce n’était plus son corps à elle, ni un corps quelconque. C’était mon corps.
L’effet des sédatifs s’est peu à peu dissipé, la lucidité a repris ses droits. Je me suis raidie, prête à recevoir de plein fouet le premier souvenir, qui était en fait le dernier – les derniers instants que le corps avaient connus, la mémoire de la fin. On m’avait expliqué en détail ce qui allait se produire. Les émotions chez les humains étaient plus violentes, plus organiques que chez les autres espèces hôtes. Je me suis préparée tant bien que mal au choc…
La réminiscence est arrivée. Et cela a dépassé en force tout ce que j’avais pu imaginer.
C’était flamboyant de couleurs et de sons. Le froid sur la peau de la fille, la douleur irradiante dans ses membres, le feu qui ronge ses chairs. Il y avait un goût métallique dans sa bouche. Et il y avait également ce sens inconnu de moi, ce cinquième sens qui captait des particules dans l’air pour les transformer en sensations mystérieuses, comme autant de messages de plaisir ou de mises en garde – on appelait ça « l’odorat ». C’était dérangeant, étrange, troublant, mais pas pour elle. Sa mémoire alors n’avait pas le temps de s’attarder sur ces odeurs. Sa peur phagocytait tous ses sens.
La peur était partout ; elle aiguillonnait ses jambes pour les faire se mouvoir en avant, plus vite, et en même temps elle les empêtrait. Fuir, courir… elle n’avait pas d’autre choix.
J’ai échoué.
Ce souvenir n’était pas le mien ! Il était si fort, si terrible qu’il m’a transpercée – il a jailli en moi, fusant dans mes connexions, abattant mes défenses, au point de me faire oublier qu’il s’agissait d’un ultime engramme dans le cerveau, que je n’avais rien vécu de tout ça. J’ai été emportée dans le cauchemar qu’avait enduré cette créature à ses derniers instants. J’étais elle et nous courions toutes les deux vers la mort.
Il fait si sombre. Je ne vois rien ! Je ne vois pas le sol. Je ne vois pas même mes mains ! Je cours en aveugle, j’essaie d’entendre mes poursuivants – ils sont derrière moi, je le sais – mais mon cœur bat si fort qu’il me rend sourde.
Il fait si froid. C’est un détail, mais ça fait un mal de chien. Je suis congelée !
L’air dans son nez était désagréable. Vicié. Une sale odeur. L’espace d’une seconde, cette nuisance m’a fait sortir du souvenir. Mais l’instant suivant, j’ai été happée de nouveau, et des larmes d’horreur ont brouillé ma vue.
Je suis perdue. Nous sommes perdus. C’est fini.
Ils sont juste derrière moi maintenant. J’entends leur pas, tout près, assourdissants. Ils sont si nombreux ! Et je suis toute seule. C’est fini.
Les Traqueurs lancent leurs appels. Leurs voix me retournent l’estomac. Je vais vomir.
« Tout va bien, tout va bien », lance l’un d’eux – une femme. Mensonge ! Elle veut me calmer, me faire ralentir. Sa voix qui se veut rassurante est déformée par ses halètements.
« Faites attention ! » m’avertit un autre.
« Ne nous faites pas de mal… » implore un autre encore. Une voix grave, pleine de sollicitude.
Sollicitude, mon cul !
Une bouffée de chaleur a traversé mes veines – une vague de haine à couper le souffle.
Jamais dans toutes mes vies antérieures je n’avais ressenti une émotion aussi violente. Encore une fois, l’espace d’un instant, un sursaut de dégoût m’a fait sortir du souvenir. Un hurlement strident a vrillé mes tympans et a résonné dans mon crâne. L’onde a griffé ma trachée. Une douleur sourde a tapissé ma gorge.
Un cri, a expliqué mon corps. Tu es en train de crier.
Je me suis figée sous le choc et le son a cessé aussitôt.
Ce n’était pas un souvenir !
Mon corps… mon corps pensait ! Elle pensait. Elle me parlait !
Mais le souvenir m’a repris, plus fort encore que mon étonnement :
« Non, par pitié !, scandent-ils. N’avancez plus ! C’est dangereux… »
Le danger est derrière ! je réponds en pensée. Mais je comprends ce qu’ils veulent dire. Une faible lumière, provenant de nulle part, luit au fond du couloir. Ce n’est donc pas un mur, ni une porte fermée qui m’attend – le cul-de-sac tant redouté – mais un trou noir !
Le puits de l’ascenseur. Abandonné, vide et condamné comme le reste du bâtiment. Autrefois ma cachette. À présent ma tombe.
Je continue de courir, tête baissée ; une onde de soulagement me gagne. Il existe une sortie. Pas pour survivre, mais peut-être pour vaincre.
Non, non, non ! C’est moi qui parlais dans ma tête ! Je voulais sortir d’elle, m’extraire ; mais nous étions désormais indissociables. On courait, ensemble, vers l’abîme.
« Arrêtez, je vous en prie ! » Leurs appels sont de plus en plus affolés.
Une envie de rire me gagne ; je suis assez rapide, j’aurai le temps d’y arriver ! J’imagine leurs mains tendues, manquant in extremis de m’attraper. Mais j’ai la bonne vitesse pour leur échapper. Je ne marque pas même un temps d’arrêt au moment où le sol se dérobe sous moi. Le trou jaillit, d’un coup, en pleine foulée.
Ça y est, le vide m’avale. Mes jambes battent en vain, inutiles. Mes mains saisissent l’air, griffent le néant, cherchant quelque chose de solide à attraper. Un vent froid tourbillonne autour de moi, puissant comme une tornade.
J’entends le choc avant de le ressentir… le vent tombe d’un coup…
La douleur est partout… partout.
Il faut que ça s’arrête.
« C’était pas assez haut », je murmure à moi-même, dans ma camisole de souffrance.
Quand la douleur va-t-elle cesser ? Quand… ?
Les ténèbres ont avalé la douleur ; j’étais vidée, exsangue, soulagée que la bobine de la mémoire ait déroulé sa dernière spire. Le noir avait tout phagocyté ; j’étais de nouveau libre. J’ai pris une grande inspiration pour me calmer – une habitude de mon corps d’emprunt.
Mais soudain, les couleurs sont revenues. La bobine des souvenirs a recommencé à tourner. Ce n’était pas terminé ! De nouveau le tourbillon m’a emportée.
« Non ! » ai-je hurlé, paniquée ; je ne voulais pas revivre le froid, la souffrance… et surtout pas cette peur, plus jamais…
Curieusement ce n’est pas ce souvenir-là qui a déferlé, mais un autre, qui se trouvait à l’intérieur du premier – une réminiscence ultime, comme le dernier souffle d’un mourant – un engramme de deuxième génération et pourtant plus puissant, plus vif encore que tout le reste.
Les ténèbres avaient tout emporté, sauf ça : l’image d’un visage.
Ce visage m’a paru bizarre, indéchiffrable – étranger –, mon hôte actuel, face au buisson de tentacules qui servait de tête à mon ancien corps, aurait eu la même impression. J’avais déjà observé des faciès humains dans les archives que j’avais visionnées pour me préparer à ce monde. Il était difficile de les différencier, de remarquer les infimes disparités de formes et de couleurs qui distinguaient chaque individu ; ils se ressemblaient tous. Le nez au milieu d’une sphère de chair, les yeux au-dessus, la bouche en dessous, les oreilles de chaque côté. L’ensemble des sens (hormis celui du toucher) concentré en ce seul endroit. De la peau couvrant les os, une toison sur la calotte supérieure – les cheveux – plus une curieuse ligne pileuse au-dessus des yeux. Certains spécimens avaient des poils aussi sur les joues ; c’étaient dans ce cas des mâles. La couleur variait, sur une gamme de marron, allant du beige pâle au presque noir. Hormis ces détails minimes, impossible de les identifier.
Mais ce visage, je l’aurais reconnu entre tous !
Il était rectangulaire, les lignes des os bien visibles sous l’épiderme. Le teint était marron clair. Les cheveux sur le crâne étaient un peu plus sombres que la peau, à l’exception de quelques mèches jaunes qui éclairaient l’ensemble ; pas de poils ailleurs hormis les deux lignes habituelles au-dessus des yeux. Les iris – circulaires – dans leurs globes blancs, étaient foncés mais parsemés, comme les cheveux, d’échardes dorées. Il y avait un faisceau de ridules au coin des orbites… Le souvenir de la fille m’a appris qu’il s’agissait de rides dues aux sourires et aux clignements des yeux face au soleil.
Je ne connaissais pas les canons de beauté chez ces aliens ; toutefois, je savais que ce visage était beau. Et je voulais continuer à le contempler. Mais sitôt que ce désir s’est formé dans mon esprit, l’image a disparu.
C’est à moi ! a lancé l’étrangère en pensée – ce qui était une impossibilité structurelle.
Je me suis de nouveau figée, saisie d’effroi. Il ne pouvait y avoir quelqu’un d’autre que moi dans ma tête. Mais cette pensée était si forte ! Si présente !
Impossible ! Comment pouvait-elle être encore là ? C’était moi à présent, moi seule !
Non, ça m’appartient ! ai-je répliqué, en mettant tout mon pouvoir et ma volonté dans ces mots. Tout est à moi. Tout !
Et pourtant, je parlais bien à quelqu’un… Un frisson m’a traversée. Puis des voix ont interrompu le cours de mes pensées.